Ezra Dessers, vous avez mené la chaire « Travail 4.0. dans l'industrie alimentaire »

Dr Ezra Dessers : « Cette chaire s’intéressait à l'augmentation de la charge de travail des salariés du secteur. Nous avons étudié l'impact de la digitalisation sur le travail, d'où l'appellation « Travail 4.0 » et avons examiné la situation dans son ensemble et les défis spécifiques au secteur alimentaire. »

« Par exemple, les contraintes de temps : les produits périssables doivent être transformés, emballés et distribués rapidement. Les fluctuations saisonnières de la demande. La multiplicité des contrôles d'hygiène et de qualité, effectués de manière rigoureuse sans ralentir la production. Des plannings de production serrés pour répondre à la demande des clients dans les délais impartis et réduire les coûts de stockage. La concurrence est partout et la barre placée toujours plus haut. Sans oublier la pénurie de talents, qui aggrave la situation. »

Les facteurs en jeu sont donc multiples, mais c'est surtout l'impact de la numérisation que vous avez examiné. Or, on pourrait penser que la technologie allège le travail... 

« Beaucoup d’entreprises le pensent, mais ce n'est pas systématique. Sans une approche réfléchie, intégrer la technologie peut entraîner des effets secondaires sur le poste de travail. L’éventail des tâches évolue, obligeant les travailleurs à acquérir des compétences supplémentaires. La productivité augmente et il faut donc en faire plus. L'automatisation peut engendrer un sentiment de perte de contrôle. Le travail peut aussi devenir plus monotone ou moins stimulant. Toutes ces conséquences potentielles accentuent le risque d'augmentation de la charge de travail. »

Un meilleur équilibre entre besoins et moyens

La charge de travail repose sur un déséquilibre entre ce que l'on attend des travailleurs et les moyens qui leur sont impartis pour y parvenir.

« Nous examinons les exigences des tâches et les capacités du travailleur à y faire face. Cela englobe différents aspects : la charge physique et la complexité, bien sûr, mais aussi la flexibilité et les connaissances requises. »

« Les salariés peuvent tenter par différents moyens de mieux contrôler leur travail et leurs conditions. Par exemple : adapter la cadence, fixer soi-même l'ordre des tâches ou être en mesure d'organiser son temps de travail de manière souple. L'équilibre entre les exigences du travail et le contrôle du collaborateur sur celui-ci est évidemment décisif. » 

« Il y a aussi une composante individuelle : si l'on se sent capable de faire face aux nouvelles exigences des tâches, celles-ci ne posent pas de problème. Dans le cas contraire, la charge de travail devient importante. »

Certaines entreprises misent alors sur une plus grande résilience de leur personnel. Est-ce une bonne stratégie ?

« Non, car il s’agit là de s’adapter plutôt que de s'attaquer à la racine du problème. Notre étude fait ressortir deux leviers majeurs pour rétablir l'équilibre: l'organisation du travail et le développement des compétences. »

Une organisation intelligente pour réduire la charge de travail

Pour trouver des solutions, il faudrait dépasser le cadre de l'individu ?

« La technologie intervient souvent pour accroître la productivité, l'efficacité, la qualité... en partant du principe que les salariés s'y adapteront. Lorsqu'on introduit une technologie, il faut être conscient de l'impact potentiel sur l'emploi et la charge de travail, et se demander s'il ne faudrait pas organiser le travail autrement. »

« Avec la digitalisation, on attend des travailleurs qu'ils prennent par exemple plus de décisions via des données disponibles sur la ligne de production. Cette autonomie n’est pas pour autant synonyme de ‘liberté et satisfaction’. Il s'agit de fournir un cadre permettant aux travailleurs de prendre des décisions pour effectuer leur travail ou résoudre des problèmes. »

Donner plus de responsabilités aux équipes

Votre étude révèle que les responsabilités se déplacent de plus en plus vers les postes de travail. En conséquence, le nombre de tâches augmente. Dans la pratique, on constate toutefois que ces responsabilités incombent souvent exclusivement aux managers, ce qui les expose à un risque accru de burnout.

« Les managers forment souvent un goulot d'étranglement. L'idéal serait qu'ils confient à leur équipe des tâches de gestion (ex. : la planification des congés, le contrôle de la qualité, les 5S, la sécurité). Les fonctions de cadres s'en trouveraient enrichies et la charge de travail mieux répartie. Chez Puratos Lummen, les conducteurs qui le souhaitaient se sont vu confier un tel rôle. »

Face aux fluctuations de la production, notre secteur fait appel à de nombreux travailleurs intérimaires. Ils accomplissent souvent des tâches simples pour être mobilisés rapidement. La marge de manœuvre pour pouvoir déléguer est alors limitée.

« Il existe des solutions pour y remédier. Par exemple, diviser les équipes permanentes et y ajouter des travailleurs intérimaires. Le personnel expérimenté peut alors collaborer avec ceux-ci, ce qui permet de leur donner un peu d'autonomie et de créer un espace d'apprentissage. » 

La charge de travail en chiffres

La charge de travail en chiffres

Lors des enquêtes menées entre 2004 et 2023, les travailleurs de l'industrie alimentaire ont signalé de façon répétée un plus grand nombre de problèmes liés à la charge de travail par rapport à d'autres secteurs. 

Selon la mesure la plus récente, 32,2 % des salariés interrogés ont fait état d'une charge de travail élevée, tandis que 17,3 % ont évoqué une charge de travail très élevée. 

La digitalisation requiert de nouvelles compétences

Deuxième levier : le développement des compétences et la formation.

« Notre étude montre que le ‘Travail 4.0’ exige également des ‘Compétences 4.0’. Celles-ci sont plus nombreuses et variées, ce qui peut créer une pression supplémentaire. Une formation adéquate aide les travailleurs à mieux répondre aux nouvelles exigences et aux responsabilités qu'entraîne la digitalisation. »

Y a-t-il des groupes spécifiques nécessitant plus d’attention dans le cadre du travail 4.0 ?

« Oui, nous devons veiller à ce que les travailleurs peu qualifiés et confrontés à une barrière linguistique ne restent pas sur le carreau. Par ailleurs, les travailleurs plus âgés et les jeunes manquent souvent des compétences appropriées. Il est crucial d'identifier les besoins réels en formation et de ne pas se contenter du ‘nombre d'heures obligatoires’. Ainsi, nous renforçons la motivation à se former, surtout au sein de ces groupes. »

« Les grandes entreprises disposent de plus de ressources et de connaissances pour mener de telles analyses et organiser des formations sur mesure. Les petites entreprises sont souvent à la traîne dans ce domaine, notamment parce qu'elles ont moins de latitude pour libérer des travailleurs à des fins de formation. Les fonds de formation sectoriels comme Alimento ont un rôle capital à jouer à cet égard : ils veillent à ce que les travailleurs des petites entreprises aient accès à des formations pratiques et abordables et aident les entreprises à devenir des organisations apprenantes. » 

Combler l'écart en créant des opportunités

L'ère du numérique offre-t-elle l'opportunité d'améliorer la formation de certains groupes ou, au contraire, creuse-t-elle l'écart ?

« C'est certainement une opportunité, mais le risque existe aussi de creuser l’écart entre ceux qui en bénéficient et ceux qui ne peuvent en suivre. Là réside une lourde tâche pour les secteurs et les partenaires sociaux : créer des opportunités pour tous. »

« Il faut lever les obstacles pour encourager les salariés à suivre davantage de formations. Ceux qui sont peu motivés par l'apprentissage évaluent souvent mal leurs besoins en formation ou invoquent des facteurs externes, tels que la participation obligatoire. Les expériences négatives d'apprentissage jouent aussi un rôle. Les entreprises doivent engager le dialogue à ce sujet. Une piste intéressante consiste à faire appel à des « ambassadeurs de l’apprentissage », qui prennent le pouls de la situation sur le poste de travail. Les délégués syndicaux peuvent remplir ce rôle. »

Il est crucial d'impliquer les travailleurs dans les mutations technologiques, l'organisation du travail et la formation. La concertation sociale peut-elle en être le moteur ?

« Absolument. Il importe de mesurer correctement l'impact de la technologie sur la charge de travail et la qualité de l'emploi. Cela mérite davantage d'attention dans le cadre du dialogue social de manière à en contrôler les effets. Donner des rôles supplémentaires ou plus de l'autonomie peut procurer plus de satisfaction au travail, mais sans mesures d’accompagnement (formations,…) , la charge de travail risque d'augmenter, ce que personne ne souhaite, bien sûr. »

 

Travail 4.0 … Késako ?

Par analogie avec l'industrie 4.0, le travail 4.0 fait référence à l'impact de la digitalisation sur le travail et les structures de travail. Cette quatrième révolution industrielle (après la mécanisation, l’électrification et l’automatisation) se caractérise par la numérisation, le recours à l'intelligence artificielle, à la robotique, au big data et à l'internet des objets (IoT). 

L'objectif ? Des processus de travail et de production flexibles et optimisés où les individus et la technologie travaillent en parfaite synergie. Si de nouvelles opportunités se profilent à l'horizon, les défis ne manquent pas, comme la nécessité d'acquérir de nouvelles compétences et la capacité de s'adapter à des environnements de travail en rapide évolution.

Qui est le Dr Ezra Dessers ?

Directeur de recherche à l'Institut de Recherche sur le Travail et la Société (HIVA) de la KU Leuven, le Dr Ezra Dessers étudie l'interaction entre emplois, organisations et technologies dans différents secteurs de la société. Son dernier ouvrage s'intitule 'Robot zoekt collega' ('Robot cherche collègue'). Il a été cotitulaire de la chaire 'Travail 4.0 dans l'industrie alimentaire'. 

Ezra Dessers
Dr Ezra Dessers - Directeur des recherches HIVA-KU Leuven

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